UN AMOUR DE PETIT CHEVAL

Récit de Michèle Delbecq.

Illustré par Franky Combemorel.

Il n'y a rien de plus triste que de vivre enfermé dans un grenier quand on a connu les plus belles existences. Voilà ce que ressentait le petit cheval de bois enfermé au plus haut de la chaude bâtisse qui dominait la colline. Il vivait dans ce mas depuis environ vingt ans. Au début, il avait été choyé, admiré. Il avait connu quelques années de faste, fatiguantes certes, au milieu des enfants qui se disputaient son usage, mais son préféré, celui que tout le monde appelait "Mimi" tant il était gentil, avait eu pour lui tant de tendresse et d'affection, qu'il lui avait fait oublier son sort peu enviable de jouet inerte. Et puis un jour, "Mimi" avait disparu, emporté par une cruelle maladie, et notre ami s'était retrouvé tout seul dans le silence de la chambre d'enfant, triste, abandonné, avec comme seules compagnes, les larmes d'une mère meurtrie qui ne comprenait pas pourquoi le sort lui avait enlevé son enfant. Figé dans une apparente indifférence, il aurait désiré pouvoir la consoler, mais on ne lui en laissa pas le temps. Un beau matin, des mains vigoureuses vinrent le malmener et on le transporta tout en haut de la maison. La porte du grenier fut refermée brutalement sur le contenu de la chambre amassé pêle-mêle dans un réduit déjà encombré d'un tas de vieilles choses. Plus de trente années s'écoulèrent. La poussière s'était accumulée. Le petit cheval s'était endormi. Réveillé de temps à autre par un rai de soleil qui traversait le vasistas, bercé l'été par le crincrin des cigales et parfois regardant voltiger quelques maigres flocons de neige venus s'écraser sur la lucarne, les saisons passèrent ainsi. Le petit cheval triste et abandonné avait bien souvent envie de pleurer, mais imaginant le ridicule, il se contentait d'essayer de souffler par ses naseaux encombrés par la poussière. Pire, il ne pouvait même pas éternuer. Dans cette très inconfortable situation, il s'évadait souvent au milieu de ses souvenirs. Il y trouvait tant de richesses que l'espoir de jours meilleurs venait régulièrement le réconforter. Pégase ne pouvait pas l'avoir oublié. Qui était Pégase, me direz-vous ? Et bien, c'était le cheval qui présidait aux destinées de ses congénères. Il faut croire que l'espoir cultivé engendre bien souvent des surprises et que les situations les plus désespérées ne peuvent s'éterniser perpétuellement. Le petit cheval était plongé dans une léthargie profonde lorsque la porte du grenier s'entrouvrit poussée énergiquement par une main malhabile. Le petit cheval isolé dans son sommeil n'avait pas réagi. Une petite fille d'une dizaine d'années venait de franchir le seuil de ce sanctuaire et curieuse, faisait rapidement l'inventaire de la pièce, scrutant dans les moindres recoins l'amas de vieilleries abandonnées ça et là. Telle une souris fouineuse, elle s'approcha du petit cheval et d'un doigt téméraire, enleva la poussière amoncelée sur la crinière. Ce dernier, surpris dans un repos qu'il croyait définitif, s'imagina touché par la grâce d'une fée, et tressaillit de plaisir sous la caresse de la main aux doigts fuselés qui l'explorait doucement. La petite fille le détaillait des yeux et lentement enlevait la poussière qui le recouvrait en lui disant :"Dommage qu'on t'aie enfermé ici, tu es si joli". Jamais depuis trente ans, parole si gentille ne lui avait été prodiguée. Le petit cheval attendri sentait que contre sa volonté ses yeux venaient de s'embuer. Il souhaitait que cet instant ne finisse jamais. Craignant que l'enfant disparaisse et le laisse seul à nouveau, il lui fallut mobiliser toute son énergie, et dans l'espoir de la retenir, il essaya de lui parler. "Comment t'appelles-tu ?". Il était lui-même surpris des sons qu'il venait de produire et de la volonté surhumaine qui les lui avait suggérés. La petite fille écarquillait les yeux, mais bien vite oubliait sa surprise, trop heureuse de trouver un compagnon qu'elle avait souhaité souvent rencontrer. Elle lui répondit : "je m'appelle Emilie, mais toi que fais-tu ici ?". Obligé de poursuivre un dialogue qu'il avait lui-même instauré, le petit cheval, doucement, se mit à lui raconter son histoire. C'est ainsi qu'Emilie, attentive et surprise, fit la découverte de l'existence menée par le petit cheval. " Je suis un petit cheval de bois offert par le propriétaire de ces lieux à son premier enfant surnommé Mimi, et celui-ci disparu, on m'a enfermé dans ce triste grenier où je m'ennuie à mourir. Pourtant j'ai mené des existences extraordinaires que bien des personnes auraient enviées". Emilie, curieuse, l'interrogea : "Pourquoi, tu as eu plusieurs vies ?". "Aussi bizarre que cela puisse paraître, oui. Notre chef Pégase préside au choix de nos destinées, et c'est ainsi que j'ai connu plusieurs vies, toutes exaltantes et pleines de prestige jusqu'au jour où me trouvant trop orgueilleux, Pégase m'a puni et m'a transformé en cheval de bois, afin de retrouver un peu de modestie". " Mais ici, tout seul, tu t'ennuies". " C'est vrai, mais quand je ne dors pas, je revois mes amis, mes batailles, et j'espère surtout que Pégase, un beau jour, touché par ma misère, me fera revenir sur terre, mais sous un autre aspect." "Raconte moi ton histoire, je pourrai peut-être t'aider." "Alors, écoute moi bien. Je commençai mon existence de cheval sous forme d'hippocampe, mais il est vrai que je ne raffolais pas particulièrement de l'eau et que le monde marin où je vivais finissait par me fatiguer. Mon propriétaire, Neptune, avide d'aventures nous imposait un travail forcené et je fus satisfait de disparaître après une course où je m'étais surmené. Je retrouvais pour quelques temps l'espace céleste où Pégase régnait, mais je demandais bien vite à retrouver mon indépendance. Pégase, jaloux, m'expédia vers la bonne ville de TROIE où je pris des proportions respectables. J'y connus même une certaine célébrité, puisque je servis de refuge aux soldats qui grâce à mon subterfuge arrivèrent à pénétrer dans la ville et remportèrent la bataille. Mais je n'étais pas fait pour cette situation figée et grâce à l'intervention de mon ami le Centaure, je réintégrais l'Olympe dans l'attente de jours meilleurs. Peu après, je connus l'aventure la plus exaltante qui soit, devenu le compagnon d'armes du Seigneur BAYARD, "Le Chevalier sans peur et sans reproches", qui me fit connaître les champs de bataille d'Italie, mais qui me fit souvent trembler de peur, tant il était téméraire. Quelle fierté de caracoler pour ce chevalier et que de fougue lorsqu'il m'enfourchait pour foncer dans la mêlée. Hélas, il mourut au cours de la retraite de l'armée du Milanais et je le suivis, fidèle jusqu'à la mort. Fatigué, je pris un peu de repos, mais les champs de bataille me manquaient et je repartis pour devenir le compagnon d'Henri IV. Eh oui, le beau cheval blanc, c'était moi. Quelle époque importante ! Je paradais au milieu des plus jolies pouliches que j'ai rencontrées. Je n'étais pas fidèle et je profitais pleinement du succès que j'obtenais. Hélas mon maître fut assassiné et je finis par croupir dans une écurie, car j'avais pris de l'âge. Je suppliais Pégase de me ramener auprès de lui, ce qu'il fit bien volontiers, ayant trouvé mon absence suffisante et surtout jaloux semblait-il de mes succès féminins. Je m'échappais un jour du ciel, pour lui faire une farce, mais bien mal m'en prit. Je devins le compagnon d'aventures d'un homme superbe, grand, Espagnol et maigre, qui répondait au nom de DON QUICHOTTE et qui avait l'étrange idée de se battre contre des moulins à vent. Il possédait un valet aussi fou que lui, et le régime qu'il suivait était si dur, que je devais en périr un jour, tant j'étais devenu maigre comme lui. Je repartis un peu plus tard pour devenir le fier mustang d'un chef indien qui tenait tête à Bill CODY et je connus les grands espaces des Amériques. Quelle époque ! quelle joie de partager l'existence de ces peuplades dites primitives. Jamais je n'ai trouvé autant de plaisir qu'après les longues chevauchées, quand on regagnait les campements et que la flûte berçait notre repos dans l'enclos où nous nous reposions. Nous étions bien soignés. Les indiens nous aimaient autant que leurs femmes. Je devais Hélas périr au cours d'une célèbre bataille où s'affrontèrent armée et tribus indiennes. Je renaissais dans une magnifique propriété du Sud de l'Amérique ou régnait une adorable jeune fille du nom de Scarlett, et j'avoue humblement que je fondais de tendresse lorsqu'elle m'emmenait pour de longues promenades où elle assouvissait son caractère impétueux. Je devais avec elle, connaître une période mémorable, me trouvant transporté dans cette guerre de sécession si longue et si douloureuse. Je devais à cette occasion lui sauver la vie ainsi que celle de la douce Mélanie, en les ramenant coûte que coûte au domaine de Tara. J'y dépensais toute mon énergie et je ne me pardonnerai jamais la faiblesse qui me fit manquer la haie et provoquer ainsi la chute de son père et sa mort. Je ne pouvais me consoler de ma maladresse et c'est ainsi que je quittais ce monde pour retrouver la voûte céleste. Je suppliais Pégase d'absoudre mes faiblesses et je me retrouvais au Haras de Pompadour où ma mère venait de mettre bas. J'étais le résultat d'un croisement Anglo-Arabe et le sort capricieux allait faire de moi une pouliche inoubliable. Je ne tardais pas à me couvrir de gloire sur les hippodromes et je me trouvais sollicité par bien des propriétaires. Conscient de mon inestimable valeur, encensé par les applaudissements et les encouragements, j’apprit néanmoins à me méfier de ceux qui voulaient m'anéantir et je fus obligé de me défendre à plusieurs reprises contre ceux qui cherchaient à me nuire ou à me doper. Par ailleurs, je supportais mal les accouplements qu'on me forçait à entreprendre avec cet étalon beau, mais stupide qui devait améliorer la race de ma progéniture, alors que je défaillais de tendresse pour un trotteur américain qui passait chaque matin devant le haras. Victime encore une fois de la jalousie de Pégase, je me trouvais alors ramené dans cet habit de bois, après une course malheureuse où je fus blessé et où l'on fut obligé de m'abattre. Ma punition durerait autant que son bon vouloir". Emilie soupira profondément. Le récit des aventures de celui qui en si peu de temps était devenu son ami l'avait remplie de compassion et avait excité son imagination. Ses joues étaient roses d'émotion et ses yeux bleus brillaient fiévreusement sous les boucles de ses cheveux noirs. "Dieu qu'elle est jolie !" pensait le petit cheval. "Comme je l'aime bien ce petit cheval" pensait Emilie, et ni l'un ni l'autre n'avaient vu baisser le jour, emportés par les confidences. Un pas lourd, une voix essoufflée... c'était la grand-mère qui montait l'escalier et réclamait Emilie avec toute son énergie. "Laisse moi faire" dit l'enfant au petit cheval, "rassure toi je ne t'abandonnerai pas". "Je suis là, grand-mère, ne t'inquiète pas". La grand-mère ouvrit la porte du grenier, cherchant dans l'ombre d'où venait la voix. Après avoir découvert l'enfant, son regard s'attardait sur la figurine de bois qui lui rappelait soudain tant de choses douloureuses. "Le cheval de Mimi" dit-elle d'une voix humide, et le petit cheval reconnut dans la vieille dame, la maman qu'il aurait tant voulu pouvoir consoler. "Grand-mère dit Emilie, pourquoi laisser moisir ainsi ce petit cheval, on pourrait peut-être le nettoyer pour le donner à des enfants, ceux du mas voisin ne me paraissent pas bien riches". "Tu es pleine de bon sens et de coeur, ma chérie, qu'il soit fait comme tu le souhaites, nous allons toutes les deux le descendre dans la cour et je demanderai à ton père de s'en occuper. Il n'est pas bon d'enfermer de vieux souvenirs lorsque la vie a réparé ses erreurs. J'ai la chance de vous avoir, rendons la liberté à ce cheval". Aussitôt Emilie appliqua la décision et le petit cheval fut transporté dans la cour pour y être nettoyé. Il était tard, Emilie dut regagner la maison pour le repas du soir. Quand elle ressortit pour savourer la fraîcheur de la nuit, comme à son habitude, chose étrange, le petit cheval n'était plus là. Inquiète, elle n'osa pas en parler à sa grand-mère et comme chaque soir, elle s'installa aux pieds de cette dernière pour contempler le ciel, avec cette fois le coeur un peu plus triste. Tout là haut, une étoile brillait si fort, qu'elle attira son attention. "Grand 'mère connaissez-vous cette étoile qui semble me cligner de l'oeil ," "Oui Emilie, à côté du carré de la constellation de Pégase, tu peux découvrir celle qu'on appelle le petit cheval". Un sourire sibyllin revint sur les lèvres d'Emilie. Quel soulagement, elle avait libéré son ami. Elle savait qu'elle pourrait avec lui, découvrir chaque soir de nouvelles aventures, il ne l'avait pas oubliée, elle était certaine qu'il viendrait les lui raconter au travers des comètes. Un gros soupir gonfla sa poitrine. Elle regretta un instant qu'il soit parti si vite tandis qu'elle pensait : "C'était quand même un amour de petit cheval".

LA PETITE SOURIS

Récit de Michèle Delbecq.

Illustré par Franky Combemorel.

C'était une nuit comme les autres, calme en apparence et sereine. C’était la fin de l'été car il ne faisait pas froid . Anne, cette nuit là, n'arrivait pas à trouver le sommeil. Les images tournaient dans sa tête l'empêchant de s'endormir. Elle revoyait toutes ces années qui n'avaient pas toujours été faciles. Plus de vingt années consacrées aux enfants qu'elle avait tant désirés et qui avaient fait toute sa joie. Ils avaient grandi trop vite puis s'étaient échappés du giron maternel. Elle avait peine à les reconnaître, le second surtout. Depuis quelque temps, il était au centre de ses préoccupations, à vrai dire il l'avait toujours été. D'un tempérament jaloux, turbulent de nature, elle se rappelait bien comment dès tout petit il s'était révolté contre toutes les contraintes, manifestant son indépendance, désobéissant tellement qu'il était obligé de recevoir combien de corrections, s'enfermant peu à peu dans un monde hostile et fermé, buté parfois jusqu'à devenir comme un mur. L'adolescence n'avait pas arrangé les choses. Anne avait perçu sans pouvoir l'analyser, toute la détresse qui envahissait peu à peu le jeune homme. Les premiers flirts pas toujours heureux avaient vite été récupérés par le frère aîné peu coopératif et plus entreprenant. Elle savait combien son fils avait souffert, mais elle n'avait jamais trouvé le moyen ni de recevoir ses confidences ni de savoir le consoler. Du côté paternel, c'était pire. Pourtant combien de fois Anne retrouvait dans ces deux hommes les mêmes qualités et les mêmes défauts qui lui avaient été si difficiles à admettre au début de sa vie d'épouse. Le fossé s'était creusé de plus en plus. Le comportement du jeune homme s'était aggravé jusqu'à devenir inquiétant engendrant malaise familial et déchirure du couple. Il avait fallu admettre un jour que l'enfant, car ce n'était encore malgré tout qu'un enfant, se droguait. Anne, quand elle avait fait cette découverte s'était culpabilisée avec une violence révoltée, puis peu à peu elle avait été obligée de constater que le fossé creusé avec son fils avait rejoint celui qui s'était tout naturellement installé entre elle et son mari. Consciente du problème de couple, elle luttait depuis un certain temps déjà pour sauver tout ce qui avait fait sa vie. Elle suivait attentive et presque résignée le comportement de cet homme qu'elle croyait connaître et aimer plus que tout mais qui se révélait être comme tous les hommes de quarante cinq ans, peu enclin à se compliquer la vie avec des problèmes psychologiques qui lui échappaient, refusant le constat de son penchant à exercer une séduction sur le déclin, avec un manque de patience dû il est vrai à un métier difficile et contraignant de routier qui ne lui avait guère permis de s'occuper réellement de ses enfants, reportant toutes ses responsabilités sur cette épouse qu'il admirait, qu'il avait tant aimée mais qui n'était plus la jeune fille qui avait su le séduire. Cet homme là dormait à côté d'Anne d'un profond sommeil, paisible, et même s'il partageait les inquiétudes concernant l'enfant fragile, ce n'était pas le centre de ses préoccupations. Les multiples remontrances, les guerres incessantes au moment des repas avaient conduit Anne à sa taire, ne voulant plus servir d'arbitre entre les deux hommes. Dès qu'elle se retrouvait seule, elle ne pouvait que pleurer et constater son impuissance, appelant désespérément une aide que personne ne pouvait lui apporter. Elle pensait pourtant avoir suffisamment souffert ces derniers temps. Elle revivait la mort de ses parents, les fatigues dispensées ces dix dernières années pour les soigner, pour éviter leur solitude. Elle revivait beaucoup plus avant, alors qu'elle était si jeune et si apte à croire au bonheur, la première déchirure et l'enfant né et si vite parti, avec cette douleur si profonde et si tenace qui lui faisait penser qu'un petit morceau de son corps était mort à jamais. Elle s'était toujours battue avec un courage intense, luttant dans ces moments difficiles avec un sourire et une gentillesse que tout le monde lui reconnaissait. Cette nuit là, pourtant, Anne après avoir tant et tant pleuré ne se sentait plus le courage de vivre. Elle s'était levée tout doucement avec une sorte de haine pour celui qui paraissait dormir si calmement à ses côtés. Jamais auparavant elle n'avait connu une telle douleur. Celle-ci lui broyait la poitrine. Le visage inondé de larmes, elle était décidée à mettre un terme à cette existence, comment elle n'en savait rien, mais il fallait qu'elle fasse quelque chose. S'habiller, prendre sa voiture et s'enfuir loin en appuyant sur l'accélérateur et sauter d'un viaduc ? Non pas question. Avaler quelques pilules bien dosées en souhaitant dormir dans un sommeil qui n'aurait pas de réveil ? Etait-ce vraiment la solution ? Détresse pour détresse, Anne s'était assise dans la cuisine. Elle sentait sur ses bras la fraîcheur de la nuit et se sentait parcourue de frissons. Les images continuaient à trotter dans sa tête et les larmes continuaient de couler sur son visage boursouflé. Elle haïssait cette maison, elle haïssait l'homme qui dormait là haut si paisiblement, elle haïssait ces enfants dont elle entendait le souffle tranquille de la respiration dans leur sommeil. Elle haïssait plus que tout cette existence qui lui faisait si mal, qui lui enlevait toutes ses forces et vidait ce corps meurtri par tant d'épreuves. Elle fermait ses yeux mouillés et invoquait celui à qui elle n'avait pourtant jamais cessé de croire "Mon Dieu, pourquoi, mon Dieu ?". Et c'est là qu'un événement insolite se produisit. En même temps qu'Anne invoquait un bien improbable secours, un léger bruit métallique attira son attention. Au travers de ses yeux embués de larmes, Anne, intriguée cherchait d'où venait le bruit ? du rangement sous le plan de travail de la cuisine à n'en pas douter. Un grand couvercle de casserole en débordait légèrement. Le bruit métallique revint plus fort. Anne retint son souffle. Pas de doute, il y avait quelque chose ou quelqu'un. Elle ne bougeait pas, inquiète, attendant patiemment que l'intrus se révèle, et son coeur battait précipitamment dans sa poitrine. Une petit souris grise venait d'apparaître et telle une petite ballerine, elle faisait le tour du couvercle de casserole en déséquilibre qui tintait doucement. Anne ne la quittait pas des yeux. La petite visiteuse était si mignonne, rien à voir avec ces vilains rongeurs qui peuvent faire crier d'effroi une population féminine, non, vraiment rien. Anne l'examinait attentivement. Les petites oreilles roses, le museau fin, tout paraissait si joli, jusqu'au gris tendre de la peau. Anne soupira. La souris ne fit qu'un bond et vite se retira sous le plan de travail. Il fallait à tout prix éviter de l'effrayer se gronda Anne en s'efforçant de ne plus faire de bruit. Sa patience fut récompensée. Au bout d'un petit moment et parfaitement rassurée par l'immobilité de la jeune femme, la souris revint. Tout à coup c'était comme si une sorte de dialogue s'était instauré. Anne regardait la souris, la souris regardait Anne. Anne se disait qu'il faudrait bien enlever la tapette qu'elle avait dissimulée au sein des provisions, car on ne pouvait vraiment pas faire de mal à quelque chose d'aussi joli. La souris fixait Anne de ses tout petits yeux, intriguée de voir qu'elle ne bougeait pas et paraissait l'assurer de toute sa sympathie. Tout doucement, Anne se mit à lui parler, mais si doucement que ce n'était qu'un murmure et lui raconta. toutes ses misères, toutes ses souffrances, toutes ses difficultés. Avec un sourire qui parfois venait éclairer ses paroles désabusées, Anne parla longtemps et la souris ne bougeait toujours pas, figée au bord de son couvercle. Anne ne se rappelait pas combien de temps tout cela avait duré. Au fur et à mesure qu'elle avait parlé, l'étau qui lui serrait la poitrine s'était relâché, les larmes s'étaient taries abandonnant les yeux fatigués, et le calme revenait peu à peu après la tempête. Il fallait cependant faire quelque chose. Anne se leva tandis que la souris effrayée disparaissait brutalement. Anne avait pris une décision. Elle allait enlever la tapette. Elle ne pouvait pas condamner à mort une aussi jolie petite pensionnaire. Tant pis pour les réserves, tant pis pour les sachets grignotés et ouverts. Sitôt dit, sitôt fait, la tapette fut désamorcée. Anne se prépara une tisane et reprit sa faction, attendant que l'infusion soit prête. Et la souris revint sur le bord du couvercle dès que la calme fut rétabli. Le monologue reprit. Chaque phrase paraissait trouver un écho. Anne questionnait et les petits yeux intelligents répondaient. Il fallait cependant que l'échange prenne un terme. Anne, fatiguée par cette longue nuit de veille s'endormit doucement sur la table en pensant que demain serait un autre jour, qu'il faudrait continuer à se battre, et que la vie une nouvelle fois avait repris ses droits. Elle n'a pas revu la petite souris, mais bien souvent elle y repense avec tendresse et reconnaissance. C'était une nuit comme les autres, calme en apparence et sereine, mais deux êtres, cette fois là, se sont fait un inestimable cadeau : la vie.